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Déchirer les nuages

« Déchirer les nuages » : je postule pour une résidence aux moulins de Paillard avec la danseuse Marika Rizzi. J’emmène mon poids en terre. Peinture avec de la terre.

Déchirer les nuages

Résidence aux moulins de Paillard.

D’abord, retrouver le mouvement du ciel au fond de soi. Plonger dans ses nuages, dans ses cendres, dans ses averses endormies.

Retrouver le bleu du ciel. Et Marika. Une douce et vielle complicité. Nous avons déjà dansé ensemble.

Retrouver le lieu. Les moulins de paillard. Ses hôtes si charmants. Shelly et James.

Venir ici en faisant le moins de bruit possible. A petite gorgée, revenir dedans, le corps tendue aux chuchotements de ce qui va advenir.

Emporter dans ma valise mon poids en terre. 78 Kilos. Et le poids de Marika. Des kilos en moins. J’emporte aussi quelques pinceaux, brosses et peintures.

J’ai dans l’idée de voir si je vais faire le poids.

Choisir l’espace. Le nettoyer pour ce temps de recherche.

Apprendre à faire avec le peu, le presque rien, rester au bord, jusqu'à ce que le froid, en raidissant la chair, nous donne envie de bouger.

Près de la vitre, un peu de buée respire l'air frais du matin. Marika pose son corps sur une chaise auprès de moi. Elle étire son dos dans de lents et presque immobiles mouvements spiralés. Elle a les yeux fermés. Elle a cette sagesse étrangère.

Je regarde le fonds que j’ai préparé la veille. J’y’ai posé une couche de peinture sur du papier épais. 300 Grammes. Ça devrait faire l’affaire. Ça devrait faire le poids aussi.

Je glisse mes mains dessus, bien à plat.

Pour réchauffer ce ciel qui a froid.

J’ai sur ma table à portée de la main des pinceaux longuement travaillés par les années. Je les touche pour que les poils puissent me guider. Ils ressemblent à un régiment mal coiffé, prêt au combat.

Un coin de ciel se fait gris avec des reflets mauves et quand il pleut enfin, c’est une nuée de lumière qui se couche sur ce fond pour l’embrasser. Ensuite, je fais des boules de terre bien humides que je laisse tomber comme des orages Cévenoles.

Jusqu’à ce que la lumière soit si rare qu'il est enfin possible d'aimer. Et donc de danser.

Je peins, je danse parce que je ne sais pas par quel biais attraper le réel.

Ce n’est pas par choix. C’est un aveu d’impuissance.

La pluie efface une à une les pages et les rides. Je caresse le ciel mangé par le silence. Je le réchauffe. Je compte et recompte les nuages.

Je laisse mes bras d’homme peser sur la table.

Et je laisse sécher.

Je vais dans l’autre espace, attrape des morceaux de terre que je réunis en frappant avec un gros maillet en bois. Ça fait des trous, des suintements, des cris de feuille morte.

Je soulève les masses et les laisse tomber pour qu’elles puissent se ressouder. Leurs chutes apprennent à mes mains la légèreté de l'ailleurs. Je souffle, j’éructe, je lâche des sons jusqu’à ce que la masse des terres n’en fassent plus qu’une, qu’un autre corps dans la matière.

J’ai mon poids entre mes mains, entre mes bras. 78 kg de terre, c’est lourd. J’arrive, avec du mal, à me soulever. J’y arrive jusqu’à ma poitrine et je me laisser tomber. La masse s’écrase sur le sol avec un bruit de terre qui fait trembler les murs.

Comment ne pas penser à ma fille, à son poids plume entre mes mains à la sortie de la maternité. A la fragilité qui m'était confiée rendant précieux son souffle et le moindre de ses tremblements. Son âme était un fragment de ciel.

Ça s’est déchiré. Ça s’est couvert.

Ça prendra du temps de retrouver les mots pas dits et qui débordent depuis que le ciel s’est assombri.

Pour certains, naître c'est rire une dernière fois

Marika éprouve son poids. Ou plutôt des extraits d’elle. Elle en tient un au bout de ses bras jusqu’à ce qu’ils ne tiennent plus et qu’ils lâchent. Ils se mettent alors à monter tous seuls.

Comme une prière, comme la mémoire du poids d’un enfant qui ne l’est plus.

Plus tard, de la terre que je lui ai posé sur la tête, elle la fait glisser le long de ses côtes pour en faire un ventre, un arrondi, une plaque concave qu’elle enroule sur elle-même comme l’aurait fait Katinka Bock.

Puis, elle ouvre son corps, en extrait un noyau qu’elle enfouit dedans. Elle pose tout ça au sol, trace une ombre, noircit l’espace jusqu'à la ressemblance.

Elle se relève, porte à bout de bras le cœur de sa fragilité.

Méthodiquement, elle laisse chuter les plaques, des morceaux d’elle, qui laissent des traces au sol. Dans une diagonal, elle balise son chemin.

Elle ne veut plus se perdre.

Elle se confond aux cieux qu'aucun vent n'ose abuser.

Je passe lentement la main sur la peinture bleue et écaillée du bois fissuré des poutres de soutien. Sur le coté, les vitres sont magiques. Au travers, les arbres ondulent et se font des grimaces. Un rayon, unique échappé d’un reflet, dessine avec l'eau et la terre, nos silhouettes sur le sol.

Sous la peau, se trouve le bleu du ciel. Dessus la dorure fanée d’une feuille qui s’écaille.

La chair de Marika a laissé une trace sur la paroi du ciel scotchée sur le mur. Presque une transparence. Terre brûlé de son visage, orage tactile dans le ciel humide.

Mes mains contournent sa danse, plongent dans les flaques d'eau pour s’abreuver.

Mes doigts griffent, cherchent aveugles les contours, les caillots de ses ténèbres. Ils tracent par de longs traits ce mouvement du dedans, ce vertige qui l’assaille.

Mon bras, que j’ai rallongé en fixant un pinceau au bout d’un manche télescopique, trace le duel entre elle et l’oubli.

J’escrime son absence.

Le rythme, qui tout à l'heure s’est empressé, qui a tracé un espace de présence, une plénitude sans faille, se calme.

Ombres immenses jetées sur le mur, une claire substance, une parenthèse que j’évite de refermer. Et le monde au milieu.

Comme d’autres avant moi, sur la paroi voûtée d'une caverne, je témoigne d’un être de suie.

Je compte combien il faut d’oiseaux pour graver un ciel.

Comme eux, je charbonne pour ne jamais déserter ce point d'émerveillement.

Note d’atelier. Octobre 2022

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