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Bleu Nuit Noire

« Bleu Nuit Noire » : Temps de travail et d’échange avec Cécile Beaupère autour de la part manquante. Monotype.

BLEU NUIT NOIRE

Tes encres tremblent dans ma mémoire comme la lune dans un seau d’eau.

Depuis que j’ai commencé à travailler

sur l’effacement,

j’ai cette phrase là dans la tête.

Je ne sais d’où elle vient, d’où elle remonte et d’ailleurs je ne veux pas savoir.

Couvrer : Placer, disposer quelque chose sur quelque chose d'autre ou sur quelqu'un, en particulier pour le protéger ou le cacher à la vue.

Recouvrer c’est rentrer en possession de ce qu’on a perdu.

Je colore des matrices.

Avec de grands rouleaux

que je plonge dans l’encre.

Des couleurs franches.

Je pose dessus du papier de soie, et

délicatement,

sans trop appuyer, je dessine du végétal.

Des branches avec du vent.

Des grandes volutes de carnaval.

Pourquoi du végétal ?

Je ne sais pas.

Peut-être pour être plus proche de la terre, de l’endroit où nous allons finir.

Du vert avec des branches.

Des Philodendrons, des Monsteras, des Dracaenas, des fougères, des Scheffleras, des Musa-basjoo, des oreilles d’éléphants… Ce qui est là.

Peindre est un billet d'excuse pour entrer dans le monde,

c'est dessiner des bouquets pour ceux qui ne sont plus.

Et les poser sur la table.

Me vient les grands dessins de feuillage au pastel bleu de Sam Szafran.

Des pans de mémoires qui se fragmentent, s’interpellent.

Des visions éclatées de verdure en bleu pour que les espaces se conjuguent, s’allient et se confrontent.

Mon père ne sait plus rien de lui.

Il n’est plus au milieu de sa vie.

Il est parti de sa présence.

L’absence tombe dans sa vie comme de la neige sur un étang :

d'abord des oublis,

affaissement dans les buissons,

grands cris d'aides et fuite en tous sens.

Ensuite, grands blancs sur l'étendue d’eau, avec de plus en plus d’épaisseur. Puis l’inertie, de longues heures assis sur le rebord mais pas de silence.

Du bruit toujours dans sa tête.

J’imagine.

Ça fait plusieurs années qu’Il a posé son tablier.

A force d’essuyer ses mains dessus,

ses mains pleines d’encre,

ce morceau bleu nuit noire

est devenu dur comme du cuir.

Au début, je l’ai cherché sans pouvoir mettre la main dessus.

Alors, j’ai commencé sans lui. C’était dans ma tête que je le portais.

Après je l’ai retrouvé. Il était accroché à un clou.

Aujourd’hui, il est ma protection,

mon aube,

ma fière allure.

Et c’est coiffé de ce tablier que je tire les matrices.

Je les passe sous la presse avec une faible pression.

Sur du papier Arche 185 g.

Des bords pas francs.

L’encre qui s’est déposé sur le papier de soie s’est absenté de la matrice et laisse comme des coulées de neige.

Mais parlons de ce rouge.

Parlons de ce rouge dans cette journée incandescente d’août.

Il a la douceur du velours et le poids d’une larme.

J’aimerais peindre une toile, une toile de larmes.

Où il n’y aurait que ce velours, ce ciel de poussière.

Je pourrai y déposer

le papier de soie plié en quatre

qui s’est chargé de l’encre de la nuit.

Les plis parfois pourraient me déranger.

Mais qu’importe.

La peinture n'est jamais

ni à l’endroit,

ni au moment

où les choses se passent.

Elle vient après,

bien après

parfois quand l’aube se lève et se met à courir.

Il y a aurait aussi ce bleu.

Ce bleu tendre,

cette forme déchue de la prière.

Je pourrai y déposer le grand nom que j'ai donné à l'absence,

un beau morceau de silence,

un vert de gris,

une façon de veiller sur lui.

Veiller à son sommeil, veiller à ses craintes, veiller à ses peurs d’enfance, à ses vertiges.

Veiller, c’est sauver de la mort.

William Utermohlen, peintre américain, a été, lui aussi, atteint de cette maladie en 1995. Il est âgé alors de 62 ans et décide de réaliser régulièrement des autoportraits jusqu’à la fin de sa vie pour montrer l’évolution et la représentation qu’il a de lui-même en étant touché par cette pathologie… Sa femme dit qu’il est mort 7 ans avant son décès quand il a arrêté de se peindre car après, dit-elle, ce n’était plus lui.

Et puis il y aurait aussi ce vert fragile,

ce vert tendre qui humidifie le noir des prunelles.

Cet incroyable murmure des jours qui passent.

Ce carmin profond, vertigineux comme l’espace, laissant dans la mémoire sa trace déficiente.

Toutes ces couleurs posées là et qui dansent sous les jupes triomphales des papiers de soie,

ça me ramène à lui,

au bruit que peut faire un bouquet de couleurs séchées sur un morceau de table,

à une prière d’un monde sans Dieu.

Ce temps passé dans la peinture

n'est plus du temps,

mais du souffle.

Un souffle léger,

en suspens

dont on ne sait rien de lui,

sauf peut-être qu'il quittera son corps.

Qu’il chassera les nuages très noirs,

tous ceux qui pourraient s’y pencher.

J’y vois,

quand je recouvre de soie ces bouquets de couleur,

comme un recouvrement d’âme.

Note d’atelier. Août 2022

Comment parler de la mort et peut-être l'apprivoiser sans avoir peur d'elle, ni de ce qu'elle nous retire, en pensant à ce qu'elle ajoute à tout ce qui nous manque ?

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